L’IA générative va-t-elle conduire à la mort du logiciel ?

Le Comité d’orientation et de prospective de Pléiade AM réunit un groupe de professionnels de la technologie, qui exercent dans les champs de l’IA, de la cybersécurité, du data management ou des applicatifs métiers. Ils se réunissent régulièrement pour débattre des évolutions de la technologie et accompagnent l’équipe de Pléiade AM pour appréhender les enjeux technologiques et de marché des entreprises du Cloud.

La question est abrasive, mais l’émergence de l’IA générative ces derniers mois s’apparente à une sorte de révolution copernicienne du digital, que l’on a affublé de l’expression de « iPhone moment » pour capturer de manière bien insuffisante les changements à attendre de la diffusion de cette technologie. On le sait aujourd’hui, l’IA générative, issue des large language models (LLM) va conduire à des bouleversements dans les processus économiques, mais aussi créatifs, juridiques ou même médicaux.

On a beaucoup parlé des risques pour l’emploi dans certaines professions, et des gains de productivité faramineux à attendre dans les années à venir. Mais beaucoup de questions restent ouvertes sur les changements à attendre de l’IA générative, et il sera encore difficile, à ce stade, de prétendre apporter des réponses définitives.

Quelle sera la chaîne de valeur de l’IA générative : va-t-elle privilégier les géants de la tech financièrement armés, ou bien de nouveaux acteurs encore dans les limbes ?

De toutes les questions que l’IA générative a soulevées depuis son effraction dans notre quotidien, l’une a suscité l’intérêt du Comité d’orientation et de prospective de Pléiade AM : pourquoi le logiciel, qui a été la cheville ouvrière de la vague de digitalisation des entreprises qui a précédé l’émergence de l’IA générative, serait-il particulièrement menacé par cette dernière ? Et d’abord, quelle sera la chaîne de valeur de l’IA générative : va-t-elle privilégier les géants de la tech financièrement armés, ou bien de nouveaux acteurs encore dans les limbes ? Ce sont les questions qui animent le Comité d’orientation et de prospective de Pléiade AM, dans lequel siègent des professionnels de la tech mondiale, dans des rencontres qui cherchent à faire émerger des pistes de réflexion sur ces sujets. En voilà l’état des lieux.

La chaîne de valeur de l’IA générative

Lorsque l’on voit les sommes déversées sur Nvidia pour ses précieuses GPU, les levées de fonds en cascade au profit des start-ups de l’IA générative ($10mds de Microsoft pour OpenAI, $4mds d’Amazon pour Anthropic ou les €100m pour le petit nouveau français MistralAI), on se demande : comment tout cela va-t-il être profitable, et qui seront les gagnants de l’IA générative.

Les vendeurs de pelles durant la ruée vers l’or ne se souciaient pas de la félicité des prospecteurs.

Aujourd’hui, ce sont clairement les Nvida et AMD de ce monde, c’est-à-dire les fournisseurs de l’outil qui permet d’entraîner les LLM. À ce stade, on constate au premier chef le coût de l’IA générative : les vendeurs de pelles durant la ruée vers l’or ne se souciaient pas de la félicité des prospecteurs. Le succès de ChatGPT a été instantané, dans le grand public d’abord, mais aussi à travers la diversité des annonces de nouvelles fonctionnalités par les acteurs du logiciel. Le sujet a donc attiré l’attention sur des concurrents d’OpenAI qui ont, à leur tour, sorti des LLM (Meta, Google, Anthropic), puis la communauté open source.

Parallèlement, la loi de Moore, cumulée à de nouvelles méthodes d’entraînement moins gourmandes en paramètres, a permis à la communauté open source de s’emparer des LLM existants et d’encore réduire le coût d’entraînement. Les modèles dits « fondationnels », type ChatGPT d’OpenAI ou Claude d’Anthropic, continuent à coûter cher à entraîner, car ils visent à améliorer leur fonctionnement en augmentant la quantité de paramètres. Ils peuvent être ensuite raffinés à moindre coût, avec des data sets spécifiques à un secteur d’activité voire à une entreprise, afin d’apporter des réponses plus adaptées à un type d’activité. Ce sont des modèles verticalisés.

C’est la diffusion presque universelle de l’IA générative qui va commander la chaîne de valeur.

Au final, c’est la diffusion presque universelle de l’IA générative qui va commander la chaîne de valeur : les producteurs de puces, et les concepteurs de modèles fondationnels seront certes gagnants. Mais ce sont probablement les utilisateurs finaux qui en tireront les plus grands bénéfices, à travers les gains de productivité massifs qu’ils en obtiendront, notamment à travers les fonctionnalités bourgeonnantes des logiciels d’entreprises.

Mais si les logiciels constituent la tuyauterie à travers laquelle se diffuse l’IA générative, pourquoi penser qu’ils sont en danger d’obsolescence du fait même de la diffusion de l’IA générative ?

Pourquoi le logiciel a-t-il envahi l’entreprise

La vague de logicialisation des dernières décennies a conduit les entreprises à « normer » leurs procédures.

Qu’est-ce qu’un logiciel ? C’est un ensemble de procédures normées, digitalisées, et dotées d’une interface utilisateur. Il permet d’interconnecter des flux de données et par conséquent d’automatiser ou d’optimiser certains processus dans les entreprises. La vague de logicialisation des dernières décennies a conduit les entreprises à « normer » leurs procédures afin de rentrer dans les cases des différents applicatifs utilisés.

Qui aurait pensé que des laveries automatiques puissent être « logicialisées » ?

Le déploiement du Cloud à partir des années 2010 a permis non seulement de faciliter le mode d’accès aux logiciels, avec la vague du SaaS (Software as a Service), mais aussi aux logiciels de conquérir de nouveaux usages en remplaçant des processus physiques. On pense nécessairement aux logiciels de signature dématérialisée (Docusign), ou la gestion du parcours médical (Doctolib). Mais le processus n’en est qu’à ses débuts. Qui aurait pensé que des laveries automatiques puissent être « logicialisées » ? C’est pourtant le service qu’apporte la société américaine Cents, qui connecte les lave-linges pour un usage par application du client, et l’automatisation de la gestion des consommables et des flux financiers pour le gérant. Cette société réalise déjà plus de $100m de revenu récurrent annuel avec 2% des laveries aux États-Unis. Grâce au Cloud, nous entrons donc dans l’âge d’or du logiciel.

Pourquoi donc penser que l’IA générative pourrait menacer ce déploiement, qui n’en est qu’à ses débuts ? D’autant que les 1ers pas de l’IA générative dans notre monde se sont plutôt traduits par la floraison de fonctionnalités dans ces mêmes offres logicielles, qui les rendent plus efficaces encore et donc plus attractives.

Il y a 2 éléments qui peuvent remettre en cause les fondements du logiciel, ou, tout au moins, d’une partie de l’industrie : l’automatisation du développement informatique, et la domination de la data sur l’interface logicielle.

L’automatisation du développement informatique et ses conséquences possibles

Le LLM, lancé dans un dataset de plusieurs milliards de paramètres, a appris à coder par lui-même.

L’entraînement de ChatGPT a conduit à un développement majeur autant qu’inattendu par ses concepteurs : le LLM, lancé dans un dataset de plusieurs milliards de paramètres, a appris à coder par lui-même. Ce nouveau savoir-faire a été promptement utilisé par la communauté des développeurs afin d’écrire des morceaux de code et donc accroître considérablement la productivité des développeurs. Mais c’est dans la nature des LLM de s’améliorer constamment, et l’on peut donc légitimement s’interroger sur les besoins futurs d’écriture de code par les humains.

Si l’on reste du point de vue actuel que l’on considère Copilot (GitHub) ou Code Whisperer (GitLab), selon la plateforme de développement utilisée, les gains de productivité pour les développeurs devraient rapidement atteindre 50%. Un tel développement peut conduire à 3 conséquences possibles :

  • Conséquence 1 : Une telle révolution permet donc de sortir plus de produits, plus vite, et à moindre coût. Elle milite donc pour l’idée selon laquelle l’IA générative va, au contraire de menacer le logiciel, lui permettre de s’insinuer, grâce au Cloud, dans tous les pans de l’économie.
  • Conséquence 2 : On peut quand même se demander si la baisse drastique des coûts de production ne risque pas de conduire à l’émergence de nouveaux acteurs susceptibles de menacer les entreprises installées, avec des coûts de développement inférieurs et donc des prix de vente dépréciés.
  • Conséquence 3 : On peut même imaginer, dans des temps pas si lointains, que le code soit intégralement pris en charge par la machine, et qu’une fonctionnalité logicielle soit créée par un simple « prompt » en langage naturel. On imagine donc bien volontiers que cette démocratisation du développement peut conduire des entreprises industrielles ou de service à produire elles-mêmes les fonctionnalités spécifiques dont elles ont besoin, plutôt que de tordre leurs procédures afin de rentrer dans le format d’un logiciel « mutualisé ». Il est d’ailleurs intéressant de noter que 76% des entreprises du Fortune 500 sont clientes de GitHub, la plateforme de gestion de code de Microsoft, ce qui inclut Coca-Cola ou Fedex, pas exactement des entreprises technologiques. Mais quelle entreprise ne sera pas « technologique » à l’avenir ?

La domination de la data sur l’interface logicielle

L’IA générative est l’outil le plus abouti pour « faire parler » la donnée.

Le Cloud a permis la croissance exponentielle des données, mais surtout leur collecte et organisation pour l’exploitation. Les nouveaux outils qui organisent les données dans des data lakes, data wharehouse et bases de données permettent aux entreprises de manipuler de grandes quantités de données, et de les transformer en signaux exploitables pour générer des gains de productivité. On perçoit tout de suite l’intérêt de l’IA générative qui est l’outil le plus abouti pour « faire parler » la donnée. Aujourd’hui, un LLM est capable d’ingurgiter la donnée pour la restituer sous la forme d’une image, d’un tableau ou d’un texte, sans presque aucune limite de forme. Autrement dit, une fois la donnée collectée, même dans une forme très brute, il suffirait d’y appliquer un modèle d’IA générative pour obtenir n’importe quelle information structurée, qu’elle soit comptable, financière, commerciale ou marketing. Dans un tel contexte, serait-il toujours nécessaire d’acheter une interface logicielle rigide, comme un CRM ou un ERP ? Une simple interface de « promptage » pourrait-elle remplacer les milliers d’écrans, de menus et de boites à clics de nos logiciels métiers ?

Nous rentrons donc dans l’ère de la donnée, après celle du logiciel. Il est certainement hâtif de prédire, à ce stade, la mort du logiciel. Peut-être même, va-t-il amplifier sa présence dans nos vies grâce à l’intelligence artificielle. Mais une incertitude émerge sur sa pérennité à long terme dans sa forme actuelle, comme interface homme/machine dans des applicatifs métiers. En revanche, les nouveaux outils de gestion de la donnée, qui ont émergé avec le Cloud, vont être centraux dans la capacité des entreprises à extraire tous les gains de productivité et utiliser au mieux toutes les possibilités techniques offertes par l’IA générative.

L’histoire continue à s’écrire, et nous en serons des observateurs vigilants.

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